On raconte – en Orient – l’histoire suivante : un roi avait deux fils. L’un des deux devait héri-ter du royaume. Ne sachant pas lequel choisir, le roi décida d’éprouver leur sagesse. Il fit venir ses deux fils et leur dit, en donnant à chacun une somme d’argent : « Voici ce que vous allez faire : avec cet argent, vous allez vous procurer de quoi remplir la grande salle vide du château. Celui qui s’acquittera le mieux de cette tâche héritera de mon royaume. »
Le premier des fils avait appris que la paille était bon marché. Il en acheta autant que la somme d’argent le permettait. Mais la salle du château ne fut remplie qu’à moitié. Le second acheta une bougie, il l’alluma et voici que la grande salle du château fut remplie de lumière jusque dans ses derniers recoins.
Mieux vaut allumer même une bougie, que de maudire l’obscurité, dit un proverbe chinois.
Maintenant que la bougie est allumée, que la lumière réchauffe nos cœurs, c’est avec Buxtehude que nous pouvons véritablement entrer dans notre méditation.
Texte méditatif d’ouverture
Un crustacé
C’est un être qui cherche avant tout à se protéger des autres
Par peur
Par paresse
Par égoïsme
Il met ce qu’il a de plus solide
Sa coquille
Entre lui et ses semblables.
Le vertébré
Lui,
Accepte le risque de la vie
Il est vulnérable à l’extérieur
Il offre à ses semblables
La partie la plus sensible de son être
Mais il est fort
De la résistance intérieure
Que lui donne son squelette.
Lectures bibliques : Psaume 58, 4-10
A peine conçus, les gens mauvais sont dévoyés,
Dieu, ces gens-là sont comme des lions
Casse leurs dents, Seigneur, brise leurs mâchoires
Qu’ils disparaissent comme l’eau qui coule !
Que leur flèche soit sans force
Qu’ils soient comme la limace qui fond en s’avançant
Comme le fœtus avorté, qu’ils ne voient pas le soleil !
Que la tornade emporte les gens mauvais
Avant que le contenu de nos marmites ne cuise.
Genèse 4, 2-8
Abel faisait paître les moutons, Caïn cultivait le sol. A la fin de la saison, Caïn apporta au SEIGNEUR une offrande de fruits de la terre ; Abel apporta lui aussi des prémices de ses bêtes et leur graisse. Le SEIGNEUR tourna son regard vers Abel et son offrande, mais il détourna son regard de Caïn et de son offrande. Caïn en fut très irrité et son visage fut abattu. Le SEIGNEUR dit à Caïn : « Pourquoi t’irrites-tu ? Et pourquoi ton visage est-il abattu ? Si tu agis bien, ne le relèveras-tu pas ? Si tu n’agis pas bien, le péché, tapi à ta porte, te désire. Mais toi, domine-le. »
Caïn parla à son frère Abel et, lorsqu’ils furent aux champs, Caïn attaqua son frère Abel et le tua.
Temps de parole
Chers amis, lorsque j’ai lu le texte de cette cantate 127 pour la première fois, je me suis dit « Oh la … je dois être fatigué. Je lis tout de travers. »
Et j’ai relu …
Et re-relu … et je n’en croyais pas mes yeux.
« Maintiens-nous Seigneur dans ta parole … » jusque-là, ça va.
« … et punis les meurtres du pape et des Turcs qui veulent renverser Jésus-Christ, ton fils, de son trône ». « Punis les meurtres du pape et des Turcs ».
Je n’avais imaginé que Bach ait pu être si violent. Et je me suis dit alors : « il faut que je fasse un choix … ou bien je propose un temps de parole sur un élément « politiquement correct » de cette cantate … ou bien je m’arrête là où ça me gêne. »
Et c’est ce que j’ai choisi.
Pourquoi en janvier 1725, Bach a-t-il choisi pour sa cantate un texte aussi violent ?
En habile plaideur, on pourrait bien sûr lui trouver des circonstances atténuantes …
• Bach a donné cette cantate deux jours seulement après la 125, Monsieur le Juge.
• Et à Leipzig, non seulement il devait enseigner la musique aux 55 garçons de l’école, mais il devait aussi les conduire à l’église, tous les jeudis matin, leur faire répéter les chants pour le dimanche, leur enseigner le latin – ce qu’il détestait – leur donner des leçons de catéchisme !
• Il devait faire les arrangements pour toutes les processions : la saint Michel, la saint Martin et la saint Grégoire
• Il devait composer pour chaque dimanche une œuvre nouvelle
• Il devait diriger la musique des églises de Saint-Jean et de Saint-Paul
• Il devait prendre soin de leurs orgues … il avait du travail par-dessus la tête.
• Alors bien sûr, au moment de choisir un texte peut-être n’avait-il pas le temps, la dis-tance nécessaire pour …
Bien sûr.
Mais il l’a choisi ! Sa responsabilité ne saurait être totalement écartée.
Non.
Je ne crois pas qu’il faille chercher du côté de l’inattention. Ou de la fatigue.
Il y a dans le propos de Bach – et dans celui de Luther–le même projet que dans certains Psaumes. Comme le Psaume 58 dont nous avons relu un extrait.
Et c’est vrai qu’en relisant le Psaume 58, on se dit que Bach, finalement, ce n’est pas si vio-lent. C’est moins pire en tout cas.
Casse leurs dents, Seigneur, brise leurs mâchoires
9Qu’ils soient comme la limace qui fond en s’avançant
Qu’ils ne voient pas le soleil, comme le fœtus avorté !
Ce texte fait partie des Psaumes, ce recueil de prières auquel sont tellement attachés aussi bien les juifs que les chrétiens puisque ces derniers n’hésitent pas à joindre les Psaumes au Nouveau Testament dans beaucoup d’éditions de poche.
Ces paumes, des générations d’hommes et de femmes les ont répétés, chantés, copiés, tra-duits …. Imprimés, édités, Pourquoi ?
Peut-être devrions-nous nous interroger sur la manière dont la bible a réfléchi aux origines de la violence.
La Bible ouvre l’histoire de l’humanité par un meurtre . Et pas un meurtre « convenable », pas un crime de légitime défense. Non. L’assassinat sans raison d’un frère de sang.
Deux frères offrent spontanément un sacrifice. Sans que Dieu le leur ait demandé. Dieu « re-garde le sacrifice d’Abel et ne regarde pas celui de Caïn ». Pourquoi ? Parce que. Il n’y a pas de logique à la préférence de Dieu.
Derrière ce que vivent les deux frères se cache une expérience universelle : la vie n’est pas « logique ». Elle est imprévisible. Toujours. Elle est faite d’inégalités inacceptables. Souvent.
Caïn est confronté à ce qui peut arriver à n’importe lequel d’entre nous.
Et il devient violent parce qu’il n’arrive pas à accepter cette inégalité.
Petite parenthèse … je parierais volontiers que si l’on faisait un sondage pour demander quand est-ce que le mot « péché » apparaît pour la première fois dans la bible, plusieurs répondraient « au début … avec l’histoire de la pomme ». Eh bien non. La première fois où le mot apparaît, c’est dans cette histoire. Dieu dit à Caïn : « Si tu n’agis pas bien, le péché est comme un animal couché à ta porte. Il attend en cachette … prêt à t’attraper. Mais toi, sois plus fort que lui ».
Le véritable péché, c’est l’incapacité – l’impossibilité – pour Caïn de gérer la frustration, ce qui le conduit à laisser libre cours à sa violence.
Dieu exhorte Caïn à être « fort ».
Mais Caïn n’y arrive pas.
Dieu lui parle…
Mais Caïn essaie de parler à Abel …et n’y arrive pas.
Au verset 8, le texte hébreu dit … « Caïn dit à son frère Abel … » et plus rien. Plusieurs traductions ont corrigé cette phrase en suspens en ajou-tant : « allons aux champs ». C’est dommage. C’est dommage parce qu’il faut prendre cette absence de parole, ce trou, au sérieux. Caïn voudrait essayer de dire quelque chose … et il n’y arrive pas.
Le premier meurtre de la bible est lié à une incapacité de communiquer.
La violence naît de l’absence de parole.
« Quand les mots ne peuvent pas éclore au bord des lèvres, dit Christian Bobin, ils s’en vont pourrir au fond du ventre ».
Et du même coup, ce qui nous paraissait incroyable, insupportable, intolérable de violence, se révèle justement le chemin qui évite la violence définitive, le meurtre … la mort. Qui sait comment l’histoire se serait terminée si Caïn avait pu parler à Abel – même avec des mots aussi violents que ceux du Psaume 58 – … Qui sait s’ils n’auraient pas trouvé une autre issue …
Amen
Texte méditatif final
La paix
La paix aurait pu être une fleur sauvage
de ces fleurs des champs
que nul ne sème ni ne moissonne.
La paix aurait pu être
une de ces fleurs des prés
que l’on trouve toute faite un beau matin
au bord du chemin, au pied d’un arbre
ou au détour d’un ruisseau.
Il aurait suffi de ramasser la paix
comme on ramasse les champignons
ou comme on cueille la bruyère
ou la grande marguerite.
Au contraire
la paix est un travail
c’est une tâche.
Il faut faire la paix
comme on fait le blé.
Il faut faire la paix
comme il faut des années
pour faire une rose
et des siècles pour faire une vigne.
La paix n’existe pas à l’état sauvage :
il n’y a de paix qu’à visage humain.